Les garagistes

La physionomie du championnat du monde change brutalement en 1958 lorsque les constructeurs britanniques, qui jusque-là faisaient surtout de la figuration derrière les grandes marques italiennes et Mercedes-Benz, touchent enfin les dividendes de leur travail de fond. Un pilote Ferrari est titré (Mike Hawthorn), mais la première Coupe des constructeurs revient à Vanwall, tandis que Cooper crée la sensation en faisant triompher, via le Rob Walker Racing à Buenos Aires et à Monaco une monoplace à moteur central arrière mue par un moteur Coventry Climax de 2 litres qui rend plus de cent chevaux à la concurrence. Enzo Ferrari voit cette innovation d'un œil sarcastique et a cette phrase sans appel : « les chevaux tirent la charrue et ne la poussent pas ». Cette solution technique qui privilégie la maniabilité au détriment de la puissance pure ne tarde pas à faire école. Elle contribue également à faire changer d'ère le championnat du monde qui n'est plus affaire de grands constructeurs, mais désormais d'assembleurs (les « Garagistes » comme les appelle Enzo Ferrari avec mépris), l'accent étant mis sur la conception du châssis. Les premiers succès de la Cooper sont confirmés en 1959 et 1960 par les deux titres mondiaux de l'Australien Jack Brabham, tandis que deux autres marques, BRM et Lotus s'engagent sur une voie identique.

Cooper T43 du Rob Walker Racing.

En 1961, pour freiner l'escalade des performances, la cylindrée maximale des Formule 1 passe de 2,5 à 1,5 litre, reprenant la réglementation technique de la Formule 2, qui disparait momentanément. Bien qu'annoncée depuis octobre 1958, cette formule n'a pas été anticipée au mieux par les constructeurs britanniques, ce qui laisse le champ libre à Ferrari qui, enfin passée au moteur arrière, domine le championnat. Ses pilotes sont hélas départagés de la pire des façons, Wolfgang von Trips se tuant lors de la dernière manche de la saison à Monza, offrant du même coup le titre à l'Américain Phil Hill. Minée par une crise interne durant l'hiver, la Scuderia est incapable de faire fructifier ce succès et les Britanniques reprennent leur domination dès 1962, Graham Hill s'imposant sur sa BRM. Cette saison est également marquée par l'émergence de Jim Clark, qui frôle le titre au volant de sa révolutionnaire Lotus 25 monocoque qui rompt avec les traditionnels châssis tubulaires, œuvre de l'ingénieur Colin Chapman. Le duo Chapman/Clark réalise le doublé pilote/constructeur aux championnats 1963 puis 1965, Ferrari ne parvenant qu'à redresser brièvement la tête en 1964 grâce à l'ancien champion motocycliste John Surtees qui réalise l'exploit d'être titré sur quatre roues après l'avoir été sur deux.

La VW5 (ici ex-Stirling Moss) permet à Vanwall de remporter la première coupe des constructeurs en 1958.

En 1966, un nouveau changement règlementaire est instauré qui fait repasser la cylindrée maximale à 3 litres, l'objectif étant de refaire de la Formule 1 la discipline reine du sport automobile, statut contesté par les puissants prototypes du championnat du monde des voitures de sport. Les deux premières saisons de la nouvelle Formule 1 sont marquées par les balbutiements de la plupart des concurrents qui peinent à trouver la motorisation idéale (la palme de l'innovation revenant à BRM avec son moteur H16 qui s'avérera être un fiasco), ce dont profite Brabham, adepte de solutions techniques rustiques (châssis tubulaire et moteur Repco dérivé d'un bloc Oldsmobile) pour briller. Toujours à la pointe de l'innovation, Lotus, qui s'est fourvoyé en achetant à BRM le moteur H16, réagit en commandant à Cosworth, via le financement de Ford, un moteur qui fera date, le V8 Cosworth DFV qui dominera pendant près de quinze ans. Après des débuts prometteurs en 1967, la Lotus 49 domine la saison 1968 aux mains du vétéran britannique Graham Hill qui a suppléé son coéquipier Jim Clark, victime d'un accident mortel en début de saison en Formule 2. La saison 1968 prouve que Lotus ne brille pas que par ses innovations techniques, mais également par sa réactivité sur le plan politique. En début d'année, la CSI, tenant compte de l'accroissement du coût de la discipline, autorise le sponsoring extra-sportif. Lotus signe immédiatement un partenariat avec Imperial Tobacco et remplace la robe British Racing Green de ses monoplaces par une livrée rouge et or aux couleurs de Gold Leaf. Le traditionnel code des couleurs en vigueur depuis les années 1920 a vécu.

En 1969, Bruce McLaren conduit sa propre monoplace, la voiture de Formule 1 a complètement évolué.

La puissance croissante des moteurs (plus de quatre cents chevaux) commence à causer des problèmes d'adhérence aux monoplaces. Dans ce contexte apparaissent au Grand Prix de Belgique 1968 les premiers ailerons, initialement fixés directement sur les bras de suspension, conçus selon le principe d'ailes d'avions inversées et destinés à plaquer la voiture au sol. Fin 1968, saison perturbée à de nombreuses reprises par la pluie, une autre solution est explorée par plusieurs écuries (Lotus, Matra, McLaren), la conception de monoplaces à quatre roues motrices afin de répartir la puissance entre les trains avant et arrière. Les difficultés de mise au point de telles monoplaces et le surplus de poids engendré conduisent les ingénieurs à abandonner cette voie et à développer les ailerons, ce qui conduit à des solutions extrêmes, les voitures étant munies d'ailes haut perchées à l'avant comme à l'arrière. Le double accident des Lotus de Hill et Rindt au Grand Prix d'Espagne (à quelques tours d'intervalle, au passage d'une bosse, les ailerons des deux voitures avaient cédé, envoyant leurs pilotes dans les murets de protection) conduit le pouvoir sportif à interdire sine die ces ailerons hauts.

La progression rapide des performances n'est pas sans conséquence sur le taux de mortalité des pilotes. La fin des années 1960 et le début des années 1970 est l'une des périodes les plus noires de la Formule 1 même si sous l'impulsion de Jackie Stewart, la mentalité des pilotes change au point que mourir au volant n'est plus considéré comme une fatalité. L'accident le plus emblématique de cette période est celui de l'Autrichien Jochen Rindt qui, au volant de sa révolutionnaire Lotus 72 (qui avec ses radiateurs latéraux, préfigure l'esthétique des monoplaces de course des décennies à venir), trouve la mort lors des essais du Grand Prix d'Italie 1970. Solidement en tête du classement général au moment de son décès, il deviendra champion du monde à titre posthume.

La wing car Lotus 78.

Malgré les multiples drames qui l'ont touché (mort de Clark en avril 1968 et de Rindt en septembre 1970), Lotus reste l'écurie dominante et est à nouveau titrée en 1972 avec le Brésilien Fittipaldi. La suprématie de Lotus est régulièrement contestée par l'écurie Tyrrell avec laquelle Jackie Stewart remporte le titre en 1969, 1971 et 1973. Le premier de ses trois titres est acquis au volant d'une monoplace française, Matra (Tyrrell prenant pour l'occasion le nom de Matra International). En 1974, Fittipaldi décroche son second titre mondial et le premier de l'écurie McLaren mais la saison est marquée par le retour en forme de la Scuderia Ferrari, emmenée par Niki Lauda, titré en 1975 puis en 1977, après avoir laissé échapper le titre en 1976 (à James Hunt, McLaren) dans des circonstances dramatiques.

Jody Scheckter au volant de la Tyrrell-Ford P34 à six roues en 1976.

La deuxième moitié des années 1970 est marquée par plusieurs innovations technologiques radicales. La plus spectaculaire, mais la moins efficace, est à l'initiative de Tyrrell qui dévoile en 1976 son fameux modèle P34, une monoplace à six roues : chaque demi-train avant est muni de deux roulettes destinées à accroître l'adhérence tout en réduisant la traînée. Malgré la victoire de Jody Scheckter au Grand Prix de Suède 1976 et plusieurs performances de haut niveau, la solution ne fera pas école, d'autant plus que le coût des roulettes se révèle prohibitif. En 1977, Lotus dévoile son modèle 78, monoplace à effet de sol dite également « wing car » car équipée d'un fond en forme d'aile d'avion inversée associé à des jupes latérales quasi-étanches, ce qui engendre une puissante dépression et procure donc une tenue de route phénoménale. Après une saison de mise au point, Lotus écrase le championnat 1978, remporté par le pilote américain Mario Andretti. À l'issue de la saison, toutes les équipes emboîtent le pas à Lotus mais Brabham a déjà réagi en mettant au point une monoplace dotée d'une turbine aspirant l'air sous la voiture pour produire un effet de sol encore supérieur. Après une seule course où Niki Lauda décroche une victoire aisée en Suède, le dispositif est interdit par le pouvoir sportif. Enfin, l'innovation la plus marquante de cette période est française, Renault faisant, en 1977, ses débuts en championnat du monde avec un moteur turbocompressé. Après des débuts laborieux (Ken Tyrrell surnommera cette voiture « la théière jaune », à cause de la fragilité de la partie mécanique, qui faisait une affreuse couleur noire, sur une voiture jaune), Renault fait triompher pour la première fois son moteur turbo au Grand Prix de France 1979, démontrant la justesse de son choix.

La Brabham BT46B aspirateur, victorieuse du Grand Prix de Suède 1978.

La révolution technologique qui agite la Formule 1 de la fin des années 1970 va de pair avec les grandes manœuvres politiques qui s'engagent. Réunies au sein de la Formula One Constructors Association (FOCA), un groupe de pression destiné à défendre leurs intérêts, les principales écuries britanniques entendent peser plus lourdement sur la direction de la discipline en profitant de la passivité de la CSI jusqu'à l'élection à sa tête, en 1978, du Français Jean-Marie Balestre. Inquiets des performances du moteur Renault turbo, les Britanniques demandent son interdiction, conscients qu'une technologie aussi pointue et coûteuse ne peut être maîtrisée que par les grands constructeurs (Renault, Ferrari, Alfa Romeo). De son côté, la CSI (qui devient FISA) entend améliorer la sécurité des Grands Prix et souhaite interdire les jupes, ces éléments aérodynamiques qui donnent toute leur efficacité aux wing cars. Cette lutte d'influence entre la FOCA de Bernie Ecclestone et la FISA de Balestre, connue sous le nom de « Guerre FISA-FOCA » laisse craindre un temps la constitution d'un championnat parallèle (l'organisation du Grand Prix d'Afrique du Sud 1981 sous l'égide de la World Federation of Motor Sport, fédération « fantôme » créée par la FOCA, ira d'ailleurs en ce sens, mais sans suite) avant que les différents acteurs concernés ne signent, au printemps 1981, les « Accords de la Concorde » qui entérinent le partage des pouvoirs entre FISA et FOCA.

Renault RS10 première monoplace de Formule 1 turbocompressée à remporter un Grand Prix.